Le choix d’antibiotiques contre la gonorrhée s’amenuise

La gonorrhée est une infection transmissible sexuellement (ITS) courante. Elle cause souvent l’inflammation des tissus infectés, lesquels se trouvent habituellement dans le tractus anogénital et la gorge. Chez la femme, la gonorrhée peut contribuer à la maladie inflammatoire pelvienne et provoquer l’infertilité. Elle peut aussi se transmettre durant la grossesse et causer la cécité chez le bébé à naître.

Au début du 20e siècle, le traitement de la gonorrhée reposait initialement sur des médicaments appelés sulfamides, puis sur la pénicilline plus tard. Or, la bactérie qui cause la gonorrhée (N. gonorrhoeae) a fini par acquérir une résistance à ces médicaments. On a subséquemment mis au point d’autres antibiotiques oraux pour traiter la gonorrhée, mais la bactérie N. gonorrhoeae est devenue moins sensible, sinon résistante, à ceux-ci également. Ce qui suit est un bref historique des traitements utilisés contre la gonorrhée aux États-Unis. Nous indiquons à quelle époque ils ont vu le jour, ainsi que le moment où des résistances significatives ont commencé à se produire (notons que les tendances étaient semblables au Canada et en Europe durant la même période) :

  • Les sulfamides ont vu le jour dans les années 1930 et ont cessé d’agir dès le milieu des années 1940 dans de nombreux cas.
  • La pénicilline est arrivée au milieu des années 1940, mais n’est plus recommandée depuis 1989.
  • La spectinomycine fut introduite en 1961 et a commencé à perdre son efficacité dans les années 1980.
  • La ciprofloxacine et nombre de médicaments apparentés ont vu le jour au début des années 1980, mais ne sont plus recommandés depuis la fin de cette même décennie.
  • L’azithromycine est arrivée au début des années 1990, mais son usage en monothérapie n’est plus recommandé depuis 2007.

Introduit il y a une quarantaine d’années, la ceftriaxone est devenue depuis un antibiotique important pour le traitement d’infections graves de l’abdomen, des poumons, du cerveau et d’autres tissus. À mesure que d’autres antibiotiques se heurtaient à la résistance des bactéries responsables de la gonorrhée, on a commencé à utiliser plus fréquemment la ceftriaxone, de sorte que celle-ci est de nos jours l’antibiotique le plus utilisé contre la gonorrhée au Canada et dans de nombreux autres pays à revenu élevé. Dans plusieurs pays, la ceftriaxone est administrée par injection intramusculaire en une seule dose. Au Japon et en Chine, le traitement est administré par perfusion intraveineuse.

Doses croissantes

Depuis 40 ans, les bactéries qui causent la gonorrhée sont devenues moins sensibles aux effets de la ceftriaxone. À titre d’exemple, notons qu’une seule dose de 125 mg guérissait bien la gonorrhée au début des années 1980, alors qu’on utilise régulièrement une dose de 500 mg de ce médicament aux États-Unis en 2022. Plus frappant encore, une dose supérieure à celle-ci, soit 1 000 mg, est recommandée en Europe et au Japon. Dans certaines régions de la Chine, des équipes de recherche ont documenté l’usage de doses extrêmement élevées de ceftriaxone (plus de 1 000 mg) pour traiter la gonorrhée.

Étant donné la tendance historique de la réponse de N. gonorrhoea aux antibiotiques, il est possible que des doses plus élevées encore de ceftriaxone ou que des traitements de plus longue durée soient nécessaires à l’avenir, comparativement à ce qui est utilisé régulièrement aujourd’hui en Europe et en Amérique du Nord. Les rapports faisant état de résistance des bactéries de la gonorrhée demeurent rares, mais on en constate une augmentation graduelle depuis une décennie. Il semble évident que de nouveaux antibiotiques sont nécessaires pour le traitement de la gonorrhée (et d’autres bactéries). Il n’est pas clair, toutefois, si les traitements d’intérêt potentiel faisant actuellement l’objet d’essais cliniques de phase avancée seront suffisamment efficaces pour être approuvés par les agences de réglementation. Mentionnons à ce propos que les essais cliniques de la délafloxacine et de la solithromycine, deux antibiotiques considérés autrefois comme prometteurs pour le traitement de la gonorrhée, ont donné des résultats décevants depuis une décennie.

Mise au point des antibiotiques

Selon un rapport commandé par la Biotechnology Innovation Organization (BIO), la plupart des antibiotiques (82 %) homologués actuellement par les agences de réglementation ont été mis au point avant 2000. Le rapport affirme que la plupart de ces antibiotiques « perdront graduellement de leur efficacité à cause de résistances acquises par des souches bactériennes exposées aux traitements dans la population. Pour combler l’écart avec la prochaine génération d’[antibiotiques], il faut un écosystème biotechnologique bien financé et adéquatement récompensé afin que la science translationnelle puisse parvenir à la clinique et au-delà ».

Sous-financement

Selon le rapport de la BIO, depuis une décennie, les programmes de mise au point d’antibiotiques n’ont réussi à amasser que 2,3 milliards $ US en financement. En revanche, durant cette même période, les compagnies travaillant à la mise au point d’anticancéreux ont pu réunir 38 milliards $ US. Chose peu surprenante, le nombre d’essais cliniques d’antibiotiques en cours est plus faible maintenant qu’il ne l’était il y a une décennie.

Raisons du sous-financement

La mise au point de nouveaux médicaments cliniques est réalisée principalement par l’industrie pharmaceutique. Cependant, selon le rapport de la BIO, nombre de grandes compagnies ont commencé à délaisser ce domaine. Ce phénomène semble attribuable aux perspectives de profitabilité peu reluisantes associées aux nouveaux antibiotiques.

Voici quelques autres éléments importants du rapport de la BIO :

  • Comme la plupart des antibiotiques ne sont plus protégés par brevet, ils sont maintenant des génériques relativement bon marché.
  • Il est probable que les nouveaux antibiotiques puissants seront réservés à un usage limité, principalement dans les hôpitaux. Il se pourrait que les nouveaux antibiotiques ne soient donnés aux patient·e·s que lorsque les plus anciens auront échoué.
  • Une fois homologués, il est probable que les nouveaux antibiotiques ne seront utilisés que pour une période de relativement courte durée (chez chaque personne). Il se pourrait aussi que les hôpitaux décident d’en rationner l’usage pour tenter de préserver leur efficacité.
  • Comme elles sont des corporations à but lucratif, les compagnies pharmaceutiques voudront exiger le prix le plus haut possible pour les nouveaux antibiotiques, alors que les régimes publics d’assurance médicaments (entités au budget limité qui couvrent le coût des médicaments) voudront payer des prix plus faibles.

Selon le New York Times, certaines compagnies qui se concentraient sur la mise au point d’antibiotiques ont éprouvé des difficultés financières au cours des cinq dernières années. Trois entreprises de biotechnologie ont dû déclarer faillite ou demander une protection contre leurs créanciers à cause des résultats décevants d’essais cliniques ou de faibles revenus de vente.

Ces facteurs et d’autres ont eu un impact négatif sur l’envergure de la mise au point de nouveaux antibiotiques. Dans un rapport récent signé par une équipe de scientifiques de plusieurs pays, on peut trouver des conclusions largement semblables à celles de la BIO. Bien que des antibiotiques soient en cours de développement, les essais cliniques de phase avancée portent largement sur des analogues d’antibiotiques existants et non sur des produits vraiment novateurs, ont affirmé nombre de scientifiques. Comme il s’agit d’analogues, ces médicaments risquent de ne pas être efficaces contre toutes les souches de bactéries ayant acquis une résistance aux antibiotiques existants.

Pour avancer dans ce domaine, il sera peut-être nécessaire d’établir des modèles de financement novateurs et de susciter plus d’intérêt pour la mise au point d’antibiotiques. Les modèles pourraient, entre autres, miser sur l’intensification des partenariats entre gouvernements, universités, fondations et entreprises privées.

Menace mondiale

La recherche effectuée par les scientifiques se spécialisant dans la résistance antimicrobienne (RAM), c’est-à-dire la capacité des microbes à résister aux médicaments, porte à croire que cinq millions de personnes sont décédées dans le monde en 2019 à cause de microbes résistants aux médicaments. Qui plus est, selon une étude commandée par le gouvernement du Royaume-Uni, des microbes résistants pourraient tuer jusqu’à 10 millions de personnes chaque année d’ici 2050. Un grand nombre de ces décès seraient causés par des bactéries résistantes.

Pour aider à prévenir d’autres décès attribuables aux bactéries résistantes, les scientifiques et les décideurs et décideuses politiques devront déployer une stratégie comportant les éléments suivants :

  • programmes communautaires assurant l’accès aux services d’hygiène et à l’eau potable
  • mise au point de vaccins préventifs contre d’importantes infections bactériennes
  • réduction de l’usage non nécessaire d’antibiotiques
  • augmentation du financement pour soutenir la mise au point de nouveaux antibiotiques

Retour à la gonorrhée

Même si au moins deux antibiotiques expérimentaux — la zoliflodacine et la gépotidacine — font actuellement l’objet d’essais cliniques de phase III pour le traitement de la gonorrhée, ces études risquent de ne pas se terminer avant le milieu ou la fin de 2023. Les données recueillies devront ensuite être analysées et soumises aux autorités en vue de leur approbation éventuelle. Ainsi, même si ces médicaments étaient jugés sûrs et efficaces pour le traitement de la gonorrhée, ils pourraient ne pas être accessibles avant 2024.

Entretemps, s’appuyant sur les résultats d’expériences de laboratoire sur la bactérie de la gonorrhée et des antibiotiques, nombre de scientifiques ont proposé de repositionner des antibiotiques plus anciens, ou encore des médicaments de classes différentes approuvés pour d’autres maladies, et de mener des essais cliniques pour déterminer leur potentiel contre la gonorrhée. La liste de médicaments en question inclut les suivants :

  • acétazolamide
  • léfamuline (Xenleta)
  • ertapénem (Invanz)
  • ertapénem + moxifloxacine
  • gentamicine + moxifloxacine

Dans la prochaine section de ce numéro de TraitementActualités, nous rendons compte d’un essai clinique qui a comparé l’efficacité de divers antibiotiques utilisés principalement pour le traitement de la gonorrhée anogénitale.

—Sean R. Hosein

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