Accouchements prématurés, inhibiteurs de la protéase et progestérone

Comme nous l’avons déjà mentionné dans ce numéro de TraitementSida, au Canada et dans les autres pays à revenu élevé, l’utilisation de combinaisons de médicaments anti-VIH puissants (couramment appelées TAR) pendant la grossesse et la prise de mesures additionnelles aident à réduire considérablement le risque de transmission mère-enfant du VIH.

Les inhibiteurs de la protéase sont une classe de médicaments anti-VIH que l’on prescrit couramment aux femmes enceintes dans les pays à revenu élevé. De nos jours, les inhibiteurs de la protéase d’usage courant incluent les suivants :

  • combinaison à doses fixes de lopinavir + ritonavir  (Kaletra)
  • darunavir (Prezista) + ritonavir (Norvir)
  • atazanavir (Reyataz) + ritonavir

Des chercheurs de Toronto et d’ailleurs au Canada ont trouvé que « les bienfaits de la TAR l’emportent facilement sur les effets indésirables potentiels », autant pour la mère que pour le fœtus. Cependant, comme les lignes directrices sur le traitement dans les pays à revenu élevé tendent depuis quelques années à encourager toutes les personnes séropositives à commencer la TAR, peu importe leur compte de CD4+, et comme de nouveaux médicaments ont vu le jour, d’autres recherches sont nécessaires pour aider les médecins à mieux comprendre l’innocuité de la TAR pendant la grossesse.

Certaines études ont permis de constater un risque accru des problèmes suivants durant la grossesse des femmes séropositives :

  • prééclampsie : syndrome caractérisé par une tension artérielle supérieure à la normale et la présence d’un excès de protéine dans l’urine qui peut se produire pendant la grossesse
  • accouchement prématuré
  • nouveau-nés ayant un poids insuffisant à la naissance

La cause de ces problèmes n’est pas claire.

Recherche canadienne

Des chercheurs à Toronto ont étudié l’impact éventuel des inhibiteurs de la protéase sur la grossesse. Lors d’une série d’expériences complexes, les chercheurs ont évalué les effets de la TAR sur des cellules, des souris et des femmes enceintes. Leurs résultats portent à croire qu’un composant particulier de la TAR, soit la classe de médicaments anti-VIH appelés inhibiteurs de la protéase, réduit le taux de l’hormone progestérone. Cette hormone est importante pour la croissance et la survie du fœtus. Les chercheurs prévoient mener une étude pilote sur une crème de progestérone chez des femmes séropositives enceintes utilisant des inhibiteurs de la protéase.

Études de laboratoire sur des cellules

Lors d’expériences de laboratoire sur des cellules possédant la faculté de se développer de sorte à créer le placenta, les chercheurs ont étudié l’impact des médicaments anti-VIH, soit individuellement soit dans les combinaisons couramment utilisées pendant la grossesse. Les chercheurs ont évalué trois principales classes de médicaments anti-VIH, comme suit :

Analogues nucléosidiques

  • AZT (zidovudine, Retrovir et dans le Combivir et le Trizivir)
  • 3TC (lamivudine et dans le Combivir, le Kivexa, le Trizivir et le Triumeq)

Analogues non nucléosidiques

  • névirapine (Viramune)

Inhibiteurs de la protéase

  • atazanavir
  • darunavir
  • lopinavir
  • ritonavir

De façon générale, on prend les trois principaux inhibiteurs de la protéase, soit l’atazanavir, le darunavir et le lopinavir, avec une faible dose d’un autre inhibiteur de la protéase appelé ritonavir. Cette faible dose de ritonavir a pour objectif d’accroître la concentration de l’inhibiteur de la protéase principal dans le sang et de la maintenir à un niveau élevé pendant environ 24 heures. Grâce à cette action, il est possible de prendre de nombreux régimes comportant des inhibiteurs de la protéase une seule fois par jour. Cet effet du ritonavir est en grande partie attribuable au fait qu’il entrave l’activité d’enzymes dans l’intestin et le foie qui peuvent dégrader les inhibiteurs de la protéase. Le ritonavir entrave aussi l’activité de minuscules pompes cellulaires qui tentent de chasser les substances étrangères présentes dans les cellules. On appelle le ritonavir et les autres médicaments qui agissent de façon semblable des agents de potentialisation.

Comme les inhibiteurs de la protéase sont généralement utilisés avec un agent de potentialisation, les chercheurs ont testé des combinaisons d’inhibiteurs de la protéase qui incluaient une faible dose de ritonavir.

Expériences sur des cellules

Les chercheurs ont utilisé des cellules qui se développent de sorte à créer le placenta. En général, ils ont trouvé que l’exposition aux inhibiteurs de la protéase (individuellement) réduisait la production de progestérone par la cellule. C’est l’exposition au ritonavir qui a provoqué l’effet le plus fort à cet égard. L’atazanavir et le lopinavir ont également réduit la production de progestérone. En revanche, l’exposition au darunavir n’a pas causé de réduction de la production de progestérone.

Des effets semblables ont été observés lorsque les inhibiteurs de la protéase étaient utilisés en combinaison avec le ritonavir. Les analogues nucléosidiques et les analogues non nucléosidiques n’ont pas eu d’impact sur les taux de progestérone.

Expériences sur des souris enceintes

Les chercheurs ont administré aux souris enceintes des doses d’inhibiteurs de la protéase qui donnaient lieu à des concentrations de médicaments comparables à ce qui se produit chez les femmes enceintes utilisant ces médicaments. Ils ont constaté que les régimes à base d’inhibiteur de la protéase réduisaient considérablement les concentrations de progestérone chez les souris. De plus, en faisant diminuer la concentration de progestérone chez les souris enceintes, les inhibiteurs de la protéase compromettaient indirectement la santé fœtale en réduisant les chances de survie. Le corps d’une souris peut absorber un fœtus mort par un processus appelé résorption. Parmi les fœtus qui n’ont pas été résorbés, la plupart n’ont pas atteint un poids normal pendant leur séjour dans l’utérus des souris enceintes.

Il est important de se rappeler que les souris utilisées pour cette expérience ont reçu des concentrations très élevées d’inhibiteurs de la protéase (pour des souris). Par conséquent, il n’est pas étonnant qu’elles aient eu des réactions indésirables, tant sur le plan biochimique que physique. Cependant, les concentrations d’inhibiteurs de la protéase en question se situent dans la zone normale et sécuritaire pour les humains, et aucun cas de résorption fœtale n’a été signalé chez des femmes enceintes séropositives traitées par inhibiteurs de la protéase.

En ce qui concerne les souris enceintes auxquelles on a donné une combinaison d’ATZ + 3TC, on n’a pas constaté de problème de progestérone, et les fœtus avaient un poids normal. Toutefois, le traitement a eu un impact sur la survie des fœtus car des cas de résorption se sont produits pour une raison que l’on ignore.

Les chercheurs ont donné des suppléments de progestérone à certaines souris enceintes recevant des inhibiteurs de la protéase. Comme conséquence, le poids des fœtus a augmenté mais n’a pas  atteint les limites de la normale. De plus, certains fœtus ont continué de mourir et d’être résorbés par la mère.

Études sur des femmes

Les chercheurs ont recueilli des échantillons de sang auprès de 27 femmes séropositives enceintes, dont la plupart (22 femmes sur 27 ou 82 %) suivaient une TAR comportant un inhibiteur de la protéase. Sur ces 22 femmes, la majorité (55 %) prenait le Kaletra (lopinavir + ritonavir). Aucune des femmes ne fumait de tabac ou ne prenait de drogues.

À des fins générales de comparaison, les chercheurs ont également suivi les grossesses de 17 femmes séronégatives.

En moyenne, toutes les femmes inscrites à l’étude en étaient à la 26e semaine de la grossesse et avaient un âge (33 ans) et des origines ethnoraciales semblables.

En général, les bébés nés des femmes séropositives pesaient moins que les bébés nés des femmes séronégatives. Les taux d’accouchement prématuré n’étaient pas différents entre les deux groupes de femmes.

Les femmes séropositives avaient cependant tendance à avoir un taux de progestérone plus faible dans le sang (132 ng/ml), comparativement aux femmes séronégatives (180 ng/ml); cette différence est significative du point de vue statistique.

Parmi les femmes séropositives, les taux de progestérone étaient plus faibles chez celles traitées par inhibiteurs de la protéase que chez celles utilisant d’autres composants de la TAR.

Points à considérer

1. Cette étude menée à Toronto consiste en une série d’expériences complexes sur des cellules, des souris et des femmes enceintes. Les données de ces expériences semblent indiquer clairement que l’utilisation d’inhibiteurs de la protéase pendant la grossesse est liée à une baisse du taux de progestérone et à un faible poids de naissance chez le bébé.

2. La TAR améliore la santé générale des femmes séropositives et réduit considérablement le risque de transmettre le VIH au fœtus et au bébé durant l’accouchement. Cependant, la TAR à base d’inhibiteur de la protéase pourrait, dans certains cas, inciter le placenta à produire moins de progestérone et augmenter ainsi le risque d’accouchement prématuré.

3. La présente étude menée chez des femmes enceintes était une étude par observation de faible envergure, et non pas un essai clinique randomisé et contrôlé (ECRC). Il faut se rappeler qu’un ECRC nécessiterait l’inscription d’un grand nombre de femmes, sans doute dans de nombreux pays, serait complexe à mener et se déroulerait sur plusieurs années; une telle entreprise coûterait cher et nécessiterait un travail intensif. À cause des limitations des études par observation, les chercheurs ne peuvent être certains que les inhibiteurs de la protéase étaient à l’origine du faible poids de naissance observé chez les nouveau-nés des femmes séropositives.  

4. Il est également possible que des problèmes immunologiques qui restent à élucider aient joué un rôle dans les résultats de grossesse observés par les chercheurs torontois chez les femmes séropositives. Notons, par exemple, que le placenta produit des hormones, dont la progestérone, qui affaiblissent légèrement le système immunitaire de la mère afin que le fœtus (qui reçoit du matériel génétique de sa mère et de son père) puisse survivre. Il est possible que les inhibiteurs de la protéase aient un impact sur l’équilibre immunologique entre la mère et le fœtus. Cela pourrait théoriquement avoir un impact sur la santé fœtale et les aboutissements de la grossesse, tels qu’un faible poids à la naissance.

5. Avec le soutien du Réseau canadien pour les essais VIH (le Réseau), l’équipe de chercheurs canadiens va explorer une étude pilote portant le nom de code CTNPT 025 qui examinera l’usage de suppléments de progestérone chez les femmes séropositives enceintes. Entre autres, les chercheurs détermineront s’il est possible de recruter des femmes pour une telle étude au Canada. Pour en savoir plus à ce sujet, communiquez avec le Réseau.

Des essais cliniques menés auprès de femmes séronégatives enceintes ont permis de constater que les suppléments de progestérone pouvaient aider à réduire le risque d’accouchement prématuré dans certains cas.

6. L’absence apparente d’un effet du darunavir sur le taux de progestérone est intrigante et doit être évaluée dans le cadre d’autres études.

—Sean R. Hosein

RÉFÉRENCES :

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  7. Powis KM, Shapiro RL. Protease inhibitors and adverse birth outcomes: Is progesterone the missing piece to the puzzle? Journal of Infectious Diseases. 2015; in press.