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Au Canada, un tiers des personnes sont locataires, et de plus en plus, certaines d’entre elles sont à risque d’être évincées de leur logement. Qu’en est-il de la crise du logement au Canada? Et comment affecte-t-elle les personnes vivant avec le VIH?

Jonathan Valelly mène l’enquête.

L’offre de logements au Canada accuse un retard par rapport à la demande depuis des décennies. Aujourd’hui, le Canada compte le plus faible nombre de logements par personne de tous les pays du G7 et en aurait besoin de 1,8 million de plus pour rattraper la moyenne du groupe. En même temps, la valeur des propriétés explose au pays. La flambée des prix s’accompagne d’une augmentation des loyers, et les propriétaires sont alors tentés d’évincer leurs locataires pour les remplacer par d’autres ayant un plus gros budget. Cela signifie qu’il n’y a pas assez de logements pour d’éventuels propriétaires, que moins de personnes peuvent se les permettre et que la crainte d’une éviction plane sur les personnes qui les louent. Le résultat? Une crise nationale du logement.

Des centaines de milliers de personnes sont sans abri au Canada chaque année; on estime que 35 000 dorment dans la rue chaque nuit. Ce nombre n’inclut pas les personnes qui utilisent des services de loge-trotteurs, ou passent la nuit dans les auberges de jeunesse ni celles en attente d’éviction. Les données montrent que les revenus moyens des membres des communautés à risque de contracter le VIH et l’hépatite C (les personnes racisées, les hommes gais et bisexuels et les personnes qui utilisent des drogues) se situent dans la tranche inférieure et qu’ils et elles sont plus susceptibles de vivre dans la pauvreté et d’être locataires plutôt que propriétaires.

Un logement instable peut aggraver les problèmes de santé. Une étude de 2021 a établi un lien indéfectible entre les évictions et le risque de contracter le VIH par voie sexuelle. Une étude récente publiée dans The Lancet a révélé que l’instabilité du logement chez les personnes qui s’injectent des drogues était liée à un risque de VIH 139 % plus élevé qu’en cas de stabilité d’habitation. Cette étude a également montré que ce type de précarité augmentait considérablement le risque d’avoir une charge virale détectable. Des recherches communautaires menées par des organismes comme le Réseau ontarien de traitement du VIH étayent ces conclusions : elles montrent que les personnes sans logement vivant avec le VIH ont moins accès aux soins primaires, sont moins susceptibles de prendre des médicaments et sont moins en mesure de suivre leur traitement. Les responsables politiques ont mis du temps à réagir face à cette crise nationale et, de ce fait, les organismes de lutte contre le VIH cherchent à combler les lacunes.

Une crise en constante évolution

Donald Keeping n’aurait jamais imaginé qu’il finirait dans la rue. Originaire de Terre-Neuve et père de deux enfants, il a connu une vie tranquille et la stabilité de l’emploi pendant des années en tant que pêcheur en Nouvelle-Écosse. Mais lorsqu’il s’est blessé au travail, on lui a remis une ordonnance pour des analgésiques. « Je ne pouvais plus travailler alors que j’ai travaillé sur l’océan toute ma vie. Ça a été comme une condamnation à perpétuité : “Je ne pourrai jamais plus faire ça. Terminé!”, se souvient-il. En perdant son travail, il a perdu son identité et il est rapidement devenu dépendant des opioïdes. “Je suis devenu accro à la morphine et après quelques années, mon mariage a sombré, et j’ai perdu tout contact avec mes frères et sœurs. Je me suis retrouvé sans abri. Tout mon argent passait dans la drogue.” »

Au cours des années qui ont suivi, Keeping a connu plusieurs refuges avant d’échouer au Tommy Sexton Centre Shelter, un refuge de quatre lits à St. John’s géré par l’AIDS Committee of Newfoundland and Labrador (ACNL). Il y a suivi un traitement à la méthadone pour l’aider à gérer sa consommation de drogue. Il a également été testé positif à l’hépatite C. Après avoir suivi un traitement pour guérir l’infection, l’ACNL lui a proposé de vivre dans l’un de ses six logements avec services de soutien à plus long terme. Il s’agit d’appartements abordables destinés aux personnes qui ont reçu un diagnostic d’hépatite C ou de VIH. Le logement a fait toute la différence pour Keeping, qui a déclaré prier pour que les habitants d’un campement de fortune à proximité puissent trouver quelque chose de similaire pour guérir. « Si vous voulez retrouver la sobriété, il faut un certain confort pour être dans cet état d’esprit où on se sent en sécurité, explique Keeping. Et il faut avoir un endroit où dormir. Avoir un chez-soi… vous procure tout ça. »

Gerard Yetman a cofondé l’ACNL à la fin des années 1980 et il y est revenu en tant que directeur général en 2012 après avoir passé 20 ans en Ontario. À son retour, il a remarqué que les choses avaient changé. Au début, les usager·ère·s de l’ACNL étaient principalement des hommes gais qui revenaient de Toronto ou de Vancouver pour passer leurs derniers jours dans leur province d’origine. Des décennies plus tard, le nombre de personnes demandant à vivre dans les logements de l’agence a chuté et elle avait du mal à se débarrasser de cette réputation « d’hospice » qui lui collait à la peau. De plus, les usager·ère·s n’étaient admissibles que s’ils ou elles vivaient avec le VIH. À la même époque, le refuge de courte durée Tommy Sexton Centre Shelter de l’ACNL comptait de nouveaux visages. « Nous avons observé un grand changement de population, se souvient Yetman. Nos logements se sont alors plus adressés aux personnes à risque de contracter le VIH ou l’hépatite C. »

Une grande partie de la clientèle était des personnes qui utilisent des drogues. L’ACNL s’est alors adapté pour que la santé mentale et la réduction des méfaits fassent partie intégrante de son mandat. Cela s’est avéré être un bon choix, car la crise des surdoses a explosé dans les années qui ont suivi. Le coût des logements dans la province a également grimpé en flèche, et un afflux de main-d’œuvre pour le projet du barrage de Muskrat Falls au Labrador a mis la pression sur l’offre de logements. Les membres de la communauté font face à ces crises comme des problèmes matériels immédiats, mais leurs causes sont bien plus profondes : le colonialisme, l’extraction des ressources, l’inégalité des revenus et la stigmatisation, pour n’en nommer que quelques-unes.

Le logement et la réduction des méfaits

Sanctum a été créé pour résoudre un problème dans les hôpitaux de Saskatoon. Les personnes qui utilisent des drogues injectables arrivaient avec des infections opportunistes, des blessures et d’autres affections aiguës, mais ne restaient pas jusqu’à l’issue de leur traitement. En fin de compte, l’environnement hospitalier ne répondait pas aux besoins spécifiques de ces patient·e·s dont on attendait de faire subitement preuve d’abstinence dans un endroit stérile et solitaire. Les clinicien·ne·s ne disposaient pas non plus des ressources ni de la confiance des personnes qui utilisent des drogues et ne comprenaient tout simplement pas leur culture pour qu’elles se sentent en sécurité et à l’aise; Sanctum s’est formé en 2015 pour offrir une autre option.

Pour les personnes qui utilisent des drogues, « le modèle de soins dans un hôpital, c’est comme une peine de prison », explique Sandra Blevins, administratrice de longue date et direct­rice générale par intérim de Sanctum en 2021. Les client·e·s « devaient rester là, alors qu’ils et elles étaient encore très dépendant·e·s, explique-t-elle. C’était une véritable confrontation avec le système. » L’alternative de Sanctum est la suivante : l’organisme propose un traitement à domicile et offre aussi… le domicile. Son établissement phare de 10 lits offre des soins de transition aux personnes qui utilisent des drogues et qui n’ont nulle part où aller, sans parler d’un endroit pour aborder leurs problèmes de santé. Le modèle de prise en charge de Sanctum défend une compassion et un respect sans bornes pour les résident·e·s, quelle que soit leur consommation de substances.

« Sanctum accepte les personnes avec cette belle mission : être un lieu sans jugement, où l’on se met à la portée des gens là où ils se trouvent et appliquer — appliquer véritablement — de bonnes pratiques en réduction des méfaits et apporter des soins tenant compte des traumatismes », explique Mme Blevins. Les résultats de Sanctum sont éloquents : deux fois plus de résident·e·s quittent le programme avec une charge virale indétectable par rapport à leur arrivée, et 72 % des résident·e·s déclarent une bonne ou une excellente santé mentale à leur sortie, contre 40 % au moment de l’admission.

Lors de l’éclosion de la COVID-19, les principes de réduction des méfaits de Sanctum ont été mis à l’épreuve. L’organisme n’a pas exigé des résident·e·s l’abstinence, mais a interdit la consommation de substances dans leur logement. Au début, les ordonnances de confinement n’étaient pas incompatibles avec cette politique — la plupart des résident·e·s de l’époque n’utilisaient pas de drogue et avaient peu de raisons de quitter leur domicile. Mais quand cette cohorte a déménagé à l’été 2021, Sanctum avait assoupli ses politiques relatives aux visites à mesure de la réouverture de la province. Une vague de surdoses parmi les nouveaux·elles résident·e·s a suivi. Cette situation a démontré que l’usage non supervisé de drogues se produisait maintenant sur place, ce qui a amené le personnel à réévaluer son approche. Sanctum aurait pu sévir contre les résident·e·s utilisant des drogues dans ses locaux, mais cela les aurait forcé·e·s à sortir davantage, ce qui aurait augmenté le risque de COVID-19 pour les personnes qui y vivent et y travaillent. Au lieu de cela, le conseil d’administration a voté pour s’orienter vers une politique de consommation sécuritaire sur place pendant les confinements. D’autres changements de politique locale continuent de mettre à rude épreuve la capacité de Sanctum : la province a en effet modifié son programme d’aide au loyer et a cessé de le payer directement aux propriétaires, tandis que les pompiers ont fermé deux gratte-ciel densément peuplés pour les personnes à faible revenu. « Nous nous retrouvons ainsi dans une nouvelle situation », soupire Mme Blevins.

Des soins centrés sur les femmes

Pendant des dizaines d’années, le personnel de l’hôpital de Saskatoon, la police et les services de protection de l’enfance étaient appelés dans les salles d’accouchement pour placer les nouveau-nés sous tutelle publique dès leur sortie de l’hôpital. Le système « d’avertissement de naissances », comme on l’appelle, est le fruit de communications coordonnées entre le personnel hospitalier et les travailleur·se·s sociaux·ales ou les forces de l’ordre. Ces avertissements permettent de signaler les femmes enceintes suspectées de ne pas « être aptes à jouer leur rôle de mère », en raison de problèmes de santé mentale, de dépendance ou de logement instable. En règle générale, ces avertissements entraînent le placement des nouveau-nés dans le système d’accueil. En 2020, environ 70 % de ces avertissements concernaient des mères autochtones. Cela perpétue des siècles de perturbations sanctionnées par l’État pour les familles autochtones et, par conséquent, les enfants autochtones sont massivement surreprésentés dans le système des foyers d’accueil.

En 2019, le rapport final de l’Enquête nationale sur les femmes et les filles autochtones disparues et assassinées a condamné la pratique des « avertissements de naissances » comme « raciste et discriminatoire » et « une violation flagrante des droits de l’enfant, de la mère et de la communauté ». Peu de temps après, la Saskatchewan et d’autres provinces ont annoncé qu’elles aboliraient cette pratique. Cependant, dans la province, cette « rafle » de bébés reste stable chaque année, alors même que le Canada est aux prises avec les séquelles de la maltraitance des enfants dans les pensionnats. Les mères et futures mères autochtones se méfient des institutions médicales et sociales : « Ces mères ne cherchaient aucun type de soins prénataux parce qu’elles craignaient cette interaction à l’hôpital et avec le système, mais aussi d’être retrouvées et signalées, explique Mme Blevins. Donc, la transmission du VIH se produisait [pendant la grossesse et l’accouchement]. »

La transmission du VIH pendant la grossesse et l’accouchement peut être évitée grâce à un traitement efficace contre le virus. Mais le traumatisme et la méfiance se heurtent à de nombreux autres défis pour les femmes autochtones. Les dépenses de la vie quotidienne et des soins de santé, le manque d’accès à Internet, les problèmes de transport et de garde d’enfants, les barrières linguistiques et l’itinérance jouent tous contre ces mères. La Saskatchewan a le taux de VIH le plus élevé de toutes les provinces du Canada; le nombre de nouveaux diagnostics y est multiplié par trois chaque année par rapport à la moyenne nationale. Environ 80 % des nouveaux diagnostics dans la pro­vince concernent des Autochtones. Mais étant donné la culture de la peur entourant les « avertissements de naissances » et les nombreux obstacles qui se dressent pour obtenir des soins, les femmes enceintes vivant avec le VIH en Saskatchewan traversent une véritable crise; une crise où les problèmes de santé immédiats sont amplifiés par l’iniquité sociale.

En réponse à cette situation, Sanctum a lancé un nouveau programme en 2018 : Sanctum 1.5. Il s’agit d’une option d’hébergement holistique prénatale et postnatale pour les femmes vivant avec le VIH ou l’hépatite C et leurs nouveau-nés. Dix logements permettent également de gérer des cas de VIH et de fournir un traitement holistique du syndrome d’abstinence néonatale, ainsi que des services communautaires. Ceux-ci comprennent : le soutien par les pairs, des aspects de dimension spirituelle présentés par des Aîné·e·s et le développement de compétences parentales et des aptitudes de vie pour les mères et les membres de leur famille en qui elles ont confiance. Depuis sa création, au moins 41 femmes sont passées par ce foyer de soins prénataux. Jusqu’à présent, aucun des enfants n’est né avec le VIH et aucun n’a été retiré de sa famille. Sanctum 1.5 est le seul programme de ce genre au Canada.

Des défis à l’horizon

« Je n’aurais jamais pensé travailler un jour dans ce domaine. Me voilà en train de faire des trucs sociaux, explique Keith Bowering, coordinateur des logements de Sanctum et défenseur de la réduction des méfaits. Mais c’est la vie, n’est-ce pas? » Ayant consommé et vendu de la méthamphétamine en cristaux pendant 22 ans, dont 10 sans domicile, ses compétences et son expérience se sont révélées utiles. Avant de travailler officiellement en tant qu’intervenant social, Keith était déjà un défenseur dans sa communauté. Il distribuait du matériel en réduction des méfaits et des informations sûres un peu partout en ville, et il le fait toujours après son travail. Aujourd’hui, on le voit souvent à vélo distribuer ses trousses de réduction des méfaits en ville, faire la promotion d’une utilisation à moindres risques des drogues lors de festivals de musique ou en train d’organiser des ateliers avec SayKnow.org — un projet qui plaide en faveur de la dépénalisation de la consommation des drogues.

Keith a eu un impact énorme sur les efforts locaux en réduction des méfaits, mais il est franc quant à la lutte à venir en Saskatchewan. La province a récemment déployé un programme d’aide sociale à canal unique, alors qu’auparavant, elle payait directement le loyer aux propriétaires pour éviter les évictions. Le nouveau programme de soutien au revenu de la Saskatchewan remet un montant total de 575 $ par mois directement aux particuliers pour qu’ils payent le loyer, les services publics et le strict minimum pour vivre. Le résultat? Les gens perdent leur maison plus rapidement que jamais. « Ça n’a jamais été aussi grave. On n’a jamais vu autant de gens déambuler avec des couvertures et des chariots. Tout le monde est foutu! s’exclame Keith. On ne peut même pas trouver un appartement pour 575 $… encore moins un appartement où il faut encore payer sa facture d’électricité et la caution. »

Ces situations illustrent comment un seul changement de politique peut provoquer une crise du logement, et tout ce qui l’accompagne — surdoses dues à l’approvisionnement en drogues contaminées, taux élevés de VIH et d’hépatite C et disparités criantes en fonction de la classe sociale et de l’ascendance. À ce jour, Sanctum compte un maximum de 28 logements. L’AIDS Committee of Newfoundland and Labrador en compte 10, dont quatre pour de courtes durées. Sans les bonnes ressources, les organismes ne peuvent pas faire grand-chose. C’est pourquoi Keith et ses collègues demandent des changements structurels et juridiques qui pourraient créer plus d’équité pour les personnes ayant des besoins complexes. Cela signifie : dépénaliser et assurer un approvisionnement sûr de drogues; rétablir et améliorer les programmes d’aide sociale; réglementer l’immobilier privé; et, bien sûr, construire des logements accessibles, abordables avec des services de soutien.

Exerçant à Toronto, Jonathan Valelly écrit, publie et milite pour la cause queer. Ses centres d’intérêt sont les fanzines, la réduction des méfaits, la « culture ballroom », l’abolition des prisons et Prince.