Souhaitez-vous recevoir nos publications directement dans votre boîte de réception?

CATIE
Image

Il est 5 h 30 du matin et mon coéquipier et moi sommes sur le point de sortir. Nos sacs à dos sont remplis de matériel d’injection plus sécuritaire et de trousses pour la consommation plus sécuritaire de crack. Nous avons des condoms, quelques paires de chaussettes, des barres de granola, quelques brosses à dents et des pansements adhésifs. Nous apportons aussi des circulaires contenant des listes de ressources pour les sans-abri : noms et heures d’ouverture des centres d’accueil, des refuges, des centres de santé communautaires, des banques alimentaires et d’autres endroits où ils peuvent obtenir un repas chaud. Nous avons aussi des dépliants sur la prévention des overdoses et la réduction des risques de transmission du VIH et de l’hépatite C pour les usagers de drogues.

Nous nous attendons à avoir un matin occupé. Beaucoup de travailleuses du sexe terminent leur nuit de travail et commencent à ressentir l’effondrement qui accompagne la dissipation des effets de la drogue. Ceux qui dorment dans la rue et sur les pas de porte commencent à se déplacer avant que les navetteurs du matin n’envahissent les trottoirs.

Beaucoup d’usagers de drogues ont eu des expériences négatives avec les professionnels de la santé et des services sociaux, et sont frustrés à cause des heures d’ouverture limitées et de l’emplacement peu commode des cliniques et des agences.1,2,3 Les programmes d’intervention tentent de réduire ces obstacles en amenant l’information, les services et les ressources dans la communauté même où les gens vivent, se promènent et utilisent des drogues – quand ils en ont le plus besoin, permettant ainsi aux intervenants de les aborder à des moments critiques où les « comportements à risque » sont le plus susceptibles de se produire.4 Certains programmes d’intervention sont offerts à partir de lieux fixes (par ex., bureaux satellites dans les immeubles de logements sociaux) où les membres de la communauté peuvent se rendre au lieu d’aller dans un bureau traditionnel.

L’intervention est un élément crucial des programmes de prévention du VIH et des programmes qui s’adressent aux usagers de drogues (par ex., distribution de seringues stériles). C’est une façon de fournir des services en dehors du bureau traditionnel et de prendre contact avec les gens qui n’utilisent pas les services officiels. L’intervention permet de pénétrer les communautés cachées et marginalisées, d’élargir la portée des services et de fournir des renseignements et des services à un plus grand nombre de personnes — tous des éléments essentiels pour réduire la transmission du VIH et d’autres infections transmissibles sexuellement (ITS).5

Les programmes d’intervention ciblent les réseaux d’usagers à risque ou les usagers individuels et permettent de distribuer de l’information et du matériel dans l’ensemble de la communauté par l’intermédiaire d’intervenants et de leurs relations. Les intervenants fournissent des services et du matériel aux usagers afin de réduire les risques liés au VIH et d’aborder les problèmes sociaux et de santé liés à l’utilisation de drogues. La modification des comportements à risque chez les individus peut faire changer les normes sociales au sein des réseaux d’usagers et aider à réduire la transmission du VIH et d’autres ITS parmi les usagers de drogues et, par le fait même, dans l’ensemble de la communauté.6

Il est 6 h 30 du matin. Nous nous sommes déjà rendus au parc St. James pour rencontrer Andy et Allie et leur remettre un sac de condoms et du matériel d’injection plus sécuritaire à distribuer à leurs amis et connaissances. Ils nous ont demandé d’autres dépliants sur les pratiques d’injection sécuritaires et l’horaire de l’autobus du centre de santé. 

Je parle avec Tom pendant que mon coéquipier s’entretient avec Bunny. Tom a l’air un peu mal en point — il a des brûlures aux mains causées par la grille de rue sur laquelle il dort. Je lui remets quelques bouteilles d’eau, deux barres de granola et les quatre trousses d’injection plus sécuritaire que je lui donne d’habitude. Il demande des chaussettes, mais il ne m’en reste plus. Je lui suggère d’aller au centre de santé communautaire pour faire soigner ses brûlures et peut-être se procurer des vêtements. Il sourit et secoue la tête. Il n’aime pas aller dans les immeubles — surtout ceux qui ont un aspect institutionnel. Je dois me souvenir d’appeler l’autobus du centre de santé et de dire à l’infirmière de service de guetter son arrivée. Il aura peut-être besoin de Polysporin pour les brûlures…

Grâce à leurs relations dans la communauté, les intervenants de services d’intervention peuvent mettre les gens en contact avec des programmes de soutien officiels ou des services de santé et les aider à maintenir ce contact. Les usagers de drogues passent souvent d’un programme, d’un traitement ou d’un service de santé à l’autre.3 Le soutien d’un intervenant peut briser ce cycle et aider l’usager à obtenir des soins soutenus et plus efficaces. 

Jewel est assise dans son coin préféré du terrain de stationnement. Je la salue d’un signe de tête et j’essaie de déterminer si elle aimerait que je m’arrête ou que je continue mon chemin. Elle détourne son regard et prend sa tête entre ses mains. J’aperçois un sac de papier à côté d’elle, ce qui suggère que Chrissy, l’une des intervenantes en réduction des méfaits, est déjà passée ce matin. Je sais que Jewel a très confiance en Chrissy et se sent plus à l’aise avec elle qu’avec quelqu’un qui n’a jamais eu de problèmes d’itinérance ou d’utilisation de drogues. Chrissy et les autres travailleurs d’entraide sont des membres à part entière de notre équipe d’intervention. Ils savent qui a besoin de quoi, qui veut obtenir de l’aide et où trouver les gens.

Efficacité des activités d’intervention

L’intervention s’est avérée un moyen efficace de joindre les usagers de drogues.7 Par exemple, selon des données provenant des États-Unis, entre 750 000 et un million de contacts ont ainsi été établis chaque année entre 1995 et 2000.5  Au Bangladesh, on dit avoir abordé près de 80 % des utilisateurs de drogues injectables et distribué 50 000 seringues et 16 213 condoms par mois entre 1998 et 1999.5 Aucune statistique n’est disponible pour le Canada.

Les évaluations des programmes d’intervention suggèrent que ces derniers contribuent à favoriser les comportements susceptibles de réduire les risques de transmission du VIH, y compris :7,8,9

  • Partage moins fréquent de matériel
  • Utilisation accrue de condoms et moins de relations sexuelles non protégées
  • Entrée en désintoxication
  • Injections moins fréquentes ou, dans certains cas, cessation d’utilisation de drogues injectables

Bien qu’il n’y ait que des preuves limitées de l’incidence des programmes d’intervention sur la transmission du VIH, des études ont révélé que l’intervention constitue une stratégie efficace pour joindre les usagers et entamer un processus capable de réduire les risques de transmission du VIH.5 Malgré cette efficacité, des études suggèrent qu’il y a un écart important entre le nombre d’usagers de drogues susceptibles de tirer profit des services d’intervention et le nombre d’usagers que ces programmes arrivent à joindre.5

Défis pour les programmes d’intervention

Je me dirige vers le café situé à l’angle des rues Queen et Victoria pour prendre un café; je m’assois à côté de Maria pour voir si elle a envie de parler. Maria est une personne très renfermée et méfiante envers les intervenants. Je venais au café tous les deux jours et ce n’est qu’après trois mois qu’elle a commencé à me parler. Hier, elle m’a dit qu’elle avait une bosse dans le sein et elle a accepté de se rendre à un centre d’accueil pour femmes situé tout près de là et où un médecin est disponible aujourd’hui. Je vais rédiger mes notes de cas en attendant que le centre ouvre à 8 h 30.

Malgré leur efficacité comme stratégies de prévention du VIH et des ITS, les programmes d’intervention sont souvent mal subventionnés et manquent de personnel. Il faut du temps pour établir des relations avec les gens et gagner leur confiance, et les résultats ne sont pas toujours faciles à mesurer. Qui plus est, assurer la sécurité, la confidentialité et la protection de la vie privée peut s’avérer difficile. 

Un autre défi pour les intervenants est celui d’aborder les problèmes qui dépassent la portée du programme. Par exemple, même si un programme d’intervention met l’accent sur la prévention du VIH, une fois le contact établi, les clients soulèvent souvent des questions (par exemple, la bosse dans le sein de Maria) qui vont bien au-delà de la prévention du VIH. Cela peut repousser les limites personnelles des intervenants et celles du mandat de l’organisme. Les responsables des programmes doivent être prêts à aborder ces questions par des services directs ou par l’aiguillage.

Pratiques exemplaires

Afin d’empêcher qu’une épidémie ne se propage et ne devienne plus difficile à combattre, il faut mettre en œuvre des programmes d’intervention le plus rapidement possible et déployer des efforts soutenus et à long terme.5,7,10 Parmi les pratiques exemplaires en matière d’intervention, citons :

  • Gagner la confiance des usagers de drogues
  • Se rendre aux lieux de rassemblement des usagers de drogues et de leurs réseaux
  • Effectuer l’intervention aux heures de la journée où le risque est le plus grand (par exemple, le soir ou au petit matin)
  • Fournir de multiples moyens de changer les comportements – information, matériel, aiguillage, etc.
  • Fournir aux intervenants une formation adéquate pour qu’ils puissent exécuter leurs tâches
  • Fournir un soutien et des services aux intervenants afin d’aborder les problèmes d’épuisement, de rechute et d’autres problèmes de santé
  • Fournir une supervision adéquate aux intervenants
  • Créer ou réclamer un environnement de politique qui appuie les programmes de prévention du VIH

Options en matière d’intervention

Différents modèles et stratégies d’intervention ont été utilisés au fil du temps en réponse aux besoins de la communauté, aux nouvelles connaissances et à la disponibilité (ou au manque) de ressources. Les modèles de service comprenant des intervenants qui ont déjà utilisé des drogues offrent peut-être certains avantages puisque ces travailleurs peuvent gagner la confiance des usagers plus facilement et avoir une meilleure compréhension des questions liées à l’itinérance et à l’utilisation de drogues. Quels que soient les antécédents et l’expérience de l’intervenant, une formation, une supervision et un soutien adéquats demeurent des éléments essentiels. 

Déterminer le meilleur ensemble de stratégies pour un programme d’intervention dépendra de certains facteurs contextuels (par ex., ressources disponibles et objectifs du programme) et de la relation qu’entretient l’organisme avec la population cible. Établir un contact avec les membres de la communauté permet de créer des ponts entre les services et les usagers de drogues qui ne se sentent pas à l’aise dans les milieux institutionnels comme les cliniques et les bureaux. L’établissement de relations et de liens de confiance entre les fournisseurs de services et les membres de la communauté ouvre la voie à une intervention plus détaillée en ce qui a trait aux programmes de prévention du VIH.

La journée a été occupée et je termine mon quart de travail avec un sac beaucoup plus léger que quand je l’ai commencé. Malgré tout ce que nous apportons, on dirait qu’il n’y a jamais assez de matériel. J’ai vu pas mal de gens aujourd’hui, mais je n’ai toujours pas vu Debbie… Parfois, elle va à d’autres endroits de la ville, au-delà du territoire couvert par notre organisme. J’essaierais de la trouver, mais nous ne pouvons parcourir qu’une distance donnée chaque jour. Il se fait noir et les rues sont de plus en plus bondées. L’idéal serait qu’une autre équipe commence un quart de travail maintenant, mais c’est impossible parce que nous sommes peu nombreux.

Je sais que nous faisons du bon travail, même si c’est parfois difficile. Par contre, les retombées sont nombreuses. Aujourd’hui, par exemple, l’un des membres réguliers de l’équipe nous a présentés à un nouveau venu de la rue. Elle l’a encouragé à nous accompagner au centre de santé pour faire examiner un abcès. Il a hésité, mais après avoir entendu toutes les choses positives qu’elle a dites à notre sujet, il a accepté d’y aller avec nous. Après s’être fait examiner par l’infirmière praticienne, il a rejoint le groupe d’hommes qui faisaient la cuisine au centre de santé et a décidé d’y passer l’après-midi! Quand nous l’avons quitté, il bavardait avec ses nouveaux amis et les a aidés à constituer quelques trousses d’injection plus sécuritaire. C’est exactement le genre de succès que nous recherchons : aiguiller des gens auparavant réticents vers des endroits accueillants et sécuritaires où ils peuvent obtenir des soins et du matériel afin de réduire les risques de méfaits auxquels ils sont exposés. Tout compte fait, cela a été une très bonne journée!

 

Références :

  1. Barnaby L, Penn R, Erickson P. “Drugs, Homelessness and Health: Homeless Youth Speak Out about Harm Reduction” Shout Clinic report, 2010.
  2. Wen CK, Hudak PL, Hwang SW. “Homeless people’s perceptions of welcomeness and unwelcomeness in healthcare encounters,”  Journal of General Internal Medicine, juillet 2007; 22(7) 1011-1017.
  3. a. b. Rajabiun S, Mallinson RK, McCoy K, et al. “Getting me back on track: the role of outreach interventions in engaging and retaining people living with HIV/AIDS in medical care,” AIDS Patient Care and STDs, 2007;21(Suppl 1):S20-9.
  4. Hilfinger Messias DK, Moneyham L, Vyavaharker M, et al. “Embodied work: insider perspectives on the work of HIV/AIDS peer counselors,” Health Care for Women International, juillet 2009;30(7):572-94.
  5. a. b. c. d. Needle R, Burrows D, Friedman SR, et al. (2005). “Effectiveness of community-based outreach in preventing HIV/AIDS among injecting drug users,” International Journal of Drug Policy, 2005;16S:45-57.
  6. Rhodes T, Singer M, Bourgois P, et al. “The social structural production of HIV risk among injecting drug users,” Social Science and Medicine, septembre 2005;61(5):1026-44.
  7. a. b. c. World Health Organization. “Evidence for action: effectiveness of community-based outreach in preventing HIV/AIDS among injecting drug users,” Geneva, Switzerland: World Health Organization; 2004 [cité le 4 février 2010]. Disponible à : www.who.int/hiv/pub/idu/idu/en
  8. Medley A, Kennedy C, O'Reilly K, et al. “Effectiveness of peer education interventions for HIV prevention in developing countries: a systematic review and meta-analysis,” AIDS Education and Prevention, juin 2009;21:181-206.
  9. Hunt N, Trace M, Bewley-Taylor D. Reducing drug-related harms to health: an overview of the global evidence, The Beckley Foundation Drug Policy Programme [cité le 4 février 2010]. Disponible à : canadianharmreduction.com/drupal/sites/default/files/Beckley%20Report%20%20-Red%20Drug%20Harms%20-%20Global%20Evidence%20-%202004.pdfl
  10. Ford CL, Miller WC, Smurzynski M,et al. “Key components of a theory-guided HIV prevention outreach model: pre-outreach preparation, community assessment, and a network of key informants,” AIDS Education and Prevention, avril 2007;19(2):173-86.

 

À propos de l’auteur

Rebecca Penn prépare un doctorat à l’École de santé publique Dalla Lana de l’Université de Toronto. Avant d’entamer des études supérieures, elle a travaillé pendant dix ans comme gestionnaire de cas auprès de femmes sans abri aux prises avec des problèmes de santé mentale et de toxicomanie. Ses travaux de recherche portent sur la réduction des méfaits et l’entraide.

Carol StrikePh.D., est professeure agrégée à l’École de santé publique Dalla Lana de l’Université de Toronto. Elle possède dix années d’expérience en recherche sur la réduction des méfaits, le traitement de la toxicomanie et les services de santé.