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Déterminé à lutter pour la justice sociale, Gareth Henry défend les droits des personnes LGBTQ partout dans le monde.

par Sarah Liss

Pour Gareth Henry, l’altruisme est moins un choix qu’une vocation — il est perpétuellement, inexorablement porté vers les occasions d’aider autrui. Gareth est arrivé à Toronto en 2008 comme réfugié, fuyant la persécution et une mort certaine parce qu’il était ouvertement gai dans son pays natal, la Jamaïque. Depuis, il s’est engagé à améliorer la vie des autres. Militant et défenseur, à 41 ans, il œuvre à relier des membres de groupes marginalisés à des ressources essentielles (au centre communautaire The 519, qui défend les intérêts des personnes LGBTQ, et à Kids Help Phone). Il est également directeur des programmes et services à la Toronto People With AIDS Foundation (PWA). En 2009, il s’est joint à Rainbow Railroad — d’abord comme bénévole, puis comme agent principal de programme — afin de tenter d’assurer la sécurité d’autres personnes LGBTQ qui fuyaient la violence et la persécution dans leur pays d’origine. Depuis lors, il a accompagné et soutenu plus de 350 personnes venues des Caraïbes qui demandaient asile au Canada, aux États-Unis et en Europe.

En grandissant à St. Mary, au nord de la Jamaïque, Gareth a commencé à ressentir le besoin de prendre soin des autres, à peu près en même temps qu’il prenait conscience d’être gai. C’était en 1985 et il avait huit ans. « Je me souviendrai toujours de cet été-là, dit-il. J’essayais de me situer pour trouver l’endroit où je pouvais être accepté. »

Pour un enfant queer élevé dans une culture brutalement homophobe, ce processus de découverte de soi était entravé par l’anxiété et la confusion. Gareth décrit avoir vu un entraîneur de football de sa communauté, gai selon la rumeur, esquiver des objets qu’on lui lançait quand il se rendait à son bureau. « Il avait la réputation d’être un homme batty [patois jamaïcain péjoratif pour désigner un homme gai]. Ma mère et mon beau-père disaient : “Ne deviens pas comme lui!” Les gens me mettaient en garde : “Traverse la rue quand tu le vois! Ne t’approche pas de lui! Ne le laisse pas te toucher!” Je savais que ce n’était pas bien, dit Gareth, mais je ne voulais pas non plus que la même chose m’arrive. »

Chez certains, le mélange trouble d’homophobie et de peur qu’a connu Gareth peut déclencher l’impulsion de persécuter d’autres marginaux, mais pour Gareth, ce mélange a nourri son sens de la justice et de la responsabilité sociales. Même quand l’affirmation croissante de sa propre sexualité a entraîné un repli sur lui-même, l’empathie l’a poussé à tendre la main aux autres. Il s’est vite rendu compte que cet entraîneur de football, dépeint comme un paria, semblait être une bonne personne. « Alors je me suis mis à lui parler, dit-il. Nous n’avons jamais eu beaucoup de conversations, mais j’en ai eu besoin pour m’aider à normaliser l’expérience pour moi. »

La connexion et l’appartenance ne sont pas seulement devenues des forces motrices dans la vie personnelle de Gareth, elles lui ont finalement procuré le fil conducteur de l’œuvre de sa vie. Et pendant qu’il était aux prises en privé avec son propre sentiment d’altérité, le jeune homme a trouvé une consolation et un sentiment de communauté dans un endroit quelque peu improbable : l’église.

La religion était sacro-sainte dans sa famille. Sa mère et sa grand-mère tentaient de le « protéger » en l’envoyant à l’église le dimanche et le samedi. (« Ça fait beaucoup de Jésus! » ironise-t-il.) Même si les sermons sur Sodome et Gomorrhe n’ont rien pour inspirer particulièrement un jeune garçon queer, Gareth s’est épris de l’église parce que, dit-il, « c’est un endroit où je me sentais en sécurité. Au dehors, les gens me lançaient des insultes; à l’église, je n’entendais rien de cela. Je savais quoi faire : je chantais dans la chorale, je pouvais citer les saintes écritures. »

Assurément, les flammes de l’enfer l’ont fait réfléchir : « D’une part, il faisait bon de parler de Jésus et d’amour, mais d’autre part, la haine se faisait entendre du haut de la chaire. Comment pouvait-il s’agir des mêmes personnes? » Malgré tout, Gareth était tenté par le ministère. Pour lui, l’essence de l’église était un engagement à aimer et à soutenir les gens. « J’aimais me promener tel un missionnaire — aller dans la rue trouver des gens dans le besoin. J’aimais aider les gens à l’hôpital. J’aimais voir les gens heureux. J’étais le petit garçon qui laissait l’école pour prêter main-forte. Les voisins m’appelaient pour que je lave leur vaisselle. Ma mère en était très contrariée — elle disait que je devais dire non. Mais je ne pouvais pas. Je voulais simplement toujours aider. »

 

Les vagues notions qu’entretenait Gareth de devenir prêtre ont persisté au cours de l’adolescence. Après avoir terminé ses études secondaires, il a déménagé dans la capitale, Kingston, et s’est inscrit au collège. En 1997, à 19 ans, il a fait une rencontre qui allait changer sa vie. Alors qu’il travaillait au service à la clientèle du ministère du Revenu de la Jamaïque, il a commencé à papoter avec un client nommé Gladstone Allen, avec qui il s’est rapidement lié d’amitié. Leurs conversations se déroulaient sur un ton codé, nuancé et subliminal propre aux âmes sœurs qui sont obligées, pour des raisons de survie, de garder leur sexualité secrète. Enfin, Gladstone a invité Gareth à assister avec lui à des réunions le soir avec d’autres personnes qui, comme eux, étaient des hors-la-loi d’un certain genre.

Le but de cette organisation qui organisait les réunions, Jamaica AIDS Support for Life (JASL), était de sensibiliser et de soutenir les personnes vivant avec le VIH. Mais en pratique, comme refuge au sein d’une culture intrinsèquement homophobe, c’était également une oasis. « Je suis entré dans cet endroit et j’ai vu une foule d’hommes! évoque Gareth. J’ai vu des gars en robe, des butches… Je n’avais jamais vu autant de gens jugés différents au même endroit. »

Bien qu’il se réclame de sa timidité dans presque tous les aspects de sa vie, Gareth a été totalement transformé par l’exposition à ce groupe. Comme il le dit, à l’époque, il avait vu des hommes « battus, blessés et pourchassés dans les rues par une horde en colère ». Il avait vu autour de lui des gens souffrir et s’étioler en silence à cause du sida, trop terrifiés par les stigmates sociaux liés au VIH pour révéler leur diagnostic. Il avait entendu dire que des lesbiennes étaient soumises à des viols collectifs, que des amis avaient perdu leur emploi et avaient été abandonnés par leur famille seulement à cause de leur sexualité ou d’une rumeur voulant qu’ils soient séropositifs.

Même s’il savait qu’assister à ces réunions le plaçait à risque — il serait plus facilement identifié comme étant gai, plus facilement « entaché » par les commérages — Gareth était tellement touché par le travail que s’efforçait d’accomplir JASL qu’il s’y est immédiate­ment investi.

Le mot d’ordre de JASL était simple : amour, action et soutien. Tous les mardis, ils s’assemblaient et chantaient ce qui est devenu de fait leur chanson thème : « That’s What Friends Are For » de Dionne Warwick. Tous étaient au bord des larmes. « La chanson nous motivait et nous inspirait qu’au beau milieu de toute cette haine, de cette violence et de l’incertitude de vivre jusqu’au lendemain, nous étions ensemble, ici maintenant. » C’est à ce moment qu’il dit avoir trouvé sa voix. Il s’est senti la force de défier la négativité qui les entourait, lui et ses pairs. « Je voulais combattre et me tenir debout avec ma communauté. »

Gareth s’est inscrit comme bénévole pour rendre visite aux personnes mourant du sida à l’hospice. Ce poste bénévole s’est vite transformé en emploi rémunéré. « Je ne savais pas grand-chose sur le VIH, dit-il. Je ne savais rien de plus que les rumeurs. » Mais il a appris rapidement grâce à sa passion pour le travail et au mentorat attentif de l’homme qui l’a embauché. « Nous étions le seul endroit où pouvaient se réfugier les personnes séropositives. Je pouvais voir de 40 à 50 personnes en très mauvais état passer au bureau quotidiennement. Ça me brisait le cœur, mais je me suis rendu compte que nous étions une lueur d’espoir pour les gens — ils pouvaient venir à nous, parler et se sentir aimés. »

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Vers la fin des années 1990, l’homo­phobie qui couvait en Jamaïque a atteint le point d’ébullition. Le discours anti-gai prenait racine dans les paroles des chansons à la radio et dans les discours politiques prononcés par les bureaucrates candidats aux élections. L’incitation à la violence envers les minorités sexuelles était jugée une façon efficace de plaire aux masses. Propulsé par un désir de contrer cet assaut de haine, un groupe d’hommes et de femmes, dont la plupart était affiliée à JASL, s’est réuni et a démarré une organisation de défense des droits en 1998 — le Jamaica Forum for Lesbians, All-Sexuals and Gays (J-FLAG) — et Gareth était enthousiaste d’en faire partie.

« J’étais jeune et je n’avais aucune idée de ce qu’il fallait pour bâtir une organisation. Mais je me disais que si j’étais engagé et que je définissais mon propre rôle, je pouvais en faire partie. » Il a commencé en servant le café et l’eau. « Je suis devenu de plus en plus impliqué et de plus en plus passionné. J’ai réalisé que c’est là qu’était ma place. » En 2004, Brian Williamson, porte-parole de J-FLAG, a été assassiné. Gareth a pris les devants et est devenu le visage et la voix de l’organisation.

Il n’était cependant pas inconscient du fait qu’être un homme gai visible en Jamaïque mettait sa vie en danger. En cinq ans, 13 de ses amis ont été tués par des attaques motivées par la haine. Mais il se sentait obligé d’avancer, de croire, d’une ferveur presque religieuse, qu’il pouvait changer les choses pour lui-même et ses pairs. Avec J-FLAG, Gareth a trouvé un sentiment d’accomplissement semblable à ce qu’il avait ressenti à l’église. À l’université, il s’est tourné vers le travail social, pour faire en sorte que son parcours professionnel concorde avec sa passion personnelle.

Mais vers 2007, ses tentatives d’améliorer le sort des personnes LGBTQ avaient fait de lui une cible. Il a été battu à maintes reprises, une fois par quatre policiers, devant plus de 300 spectateurs passifs. Gareth a opté pour la clandestinité, mais il ne pouvait pas échapper aux menaces de mort, à la violence et à la peur que la prochaine rencontre avec un visage ennemi ne signifie sa perte. Quand il a accepté qu’il était temps de partir, son profil public a joué à son avantage : il était évident que les actions de Gareth en tant qu’homme ouvertement gai avaient mis sa vie en danger, et le Canada lui a accordé l’asile comme réfugié.

La mère de Gareth l’a suivi quatre mois plus tard. Puis sa sœur et ses nièces sont arrivées en 2012, après que des reportages dans les médias au sujet d’une pétition qu’il avait lancée contre le gouvernement jamaïcain ont amené des gens à harceler les membres de sa famille. « Les voisins ont mis des signes homophobes sur leurs clôtures, les enfants se faisaient intimider. Je me sentais horriblement mal. Parce que j’ai choisi d’être authentiquement moi-même, ceux qui m’aiment et sont bienveillants à mon égard sont devenus victimes de l’homophobie. Leur vie a changé pour toujours simplement parce qu’ils ont choisi d’aimer, plutôt que de haïr. »

 

Dire que Gareth voit son travail comme une question de vie ou de mort n’est nullement exagéré. Il est douloureusement conscient des stigmates qui peuvent être associés à un diagnostic de VIH. Il y a 20 ans, quand il s’est joint à JASL, la situation au pays était catastrophique : « Les gens mouraient seuls, à la maison. Ils craignaient parfois de sortir de notre bureau de peur d’être vus. Ils avaient peur d’être malades, de se rendre à une clinique. » Bien des jeunes gens hésitaient à accéder aux services essentiels par crainte d’être repérés; les conséquences pouvaient être fatales. « J’ai eu des partenaires qui sont décédés du sida parce qu’ils étaient trop honteux d’obtenir des soins et du soutien, » dit Gareth. Il décrit comment il est devenu aidant principal pour Gladstone Allen, le cher ami qui lui avait présenté JASL. « Nous avons fini par vivre ensemble, et il est tombé malade. Il a perdu son emploi parce qu’il était incapable de travailler. Il ne voulait pas sortir, ni aller à l’hôpital. »

« Alors qu’il était mourant, raconte Gareth, il a dit : “Quoi que tu fasses, n’attrape pas ça, n’attrape pas le sida. Promets-moi que ça ne t’arrivera pas.” » Gareth ne pouvait pas lui faire cette promesse. Il avait assidûment passé des tests de dépistages, mais en avril 2003, il avait appris qu’il était séropositif. Il n’avait pas de remords à l’égard de son statut, mais il se sentait obligé de protéger son ami. « Je l’ai laissé mourir paisiblement avec l’idée que je n’aurais pas à subir les stigmates, la discrimination et la haine qui avaient été son lot. »

À compter de ce moment-là, il dit : « J’ai promis que je n’aurais plus jamais honte de répondre à qui le demande — je suis séropositif. Mon statut n’a pas changé ma vie. Il a modifié ma perspective sur les gens autour de moi. »

 

Bien sûr, être séropositif à Toronto en 2019 est à des années-lumière de la vie avec le VIH qu’on pouvait envisager en Jamaïque à la fin des années 1990 — ou même au début des années 2000. Et pourtant, Gareth reconnaît les hiérarchies plus ou moins subtiles qui existent chez ceux qui ont besoin de soutien et de ressources. C’est une chose d’être un citoyen canadien privilégié, blanc, cisgenre ayant une assurance-maladie et un soutien familial; c’en est une autre d’être un nouveau venu qui ne parle pas anglais, un jeune dans la rue, une personne aux prises avec un logement et un emploi précaires. « Mon travail consiste à faire en sorte que les gens aient accès au nécessaire pour mener une vie positive dans leur statut positif, dit Gareth. Il est très difficile de garder la tête hors de l’eau. Les stigmates du VIH sont parfois si subtils, et à notre époque, je suis horrifié quand j’entends des clients parler des difficultés qu’ils éprouvent à accéder aux services dans la ville, ou qu’ils ne sont pas capables de divulguer leur séropositivité. Je veux continuer à sensibiliser les gens et à m’assurer que nous faisons tout ce que nous pouvons pour responsabiliser les gens. »

Étant donné la violence psychologique et physique que Gareth a subie, le traumatisme d’avoir à identifier les corps d’êtres chers, le fardeau psychologique de prendre soin de personnes malades en fin de vie, il est difficile d’imaginer où Gareth trouve les ressources personnelles pour carburer dans un travail si exigeant sur le plan émotionnel. Il affirme que tout est dans l’équilibre.

« Je suis vigilant : je travaille fort à deux endroits [PWA et Rainbow Railroad], et pour m’occuper de ma vie et de ma relation, tous les trois mois, mon partenaire et moi faisons nos valises et nous allons quelque part pour déconner un peu et boire des cocktails sur la plage. » Il dit que prendre soin de soi est capital. Tout de même, outre ses escapades régulières, il insiste sur le fait que c’est le travail même qui lui donne sa force.

« De temps à autre, je me demande si c’est bien ce que je dois faire. Je crois que je pratique la défense des droits et le militantisme depuis que j’ai 20 ans, c’est donc la dernière moitié de ma vie. Et je ne l’ai pas regretté un seul jour. Ma mère disait toujours : "Tu sais, mon garçon, tu n’es tout simplement pas capable de dire non." Quand je dis non à quelqu’un et qu’il s’en va, mon cœur en est meurtri. Il y a une façon plus nuancée d’avoir un rapport avec les gens. Comment puis-je vous inspirer à prendre votre vie en main? Comment puis-je vous inspirer à apporter des changements pour vous-même?

« Je sais ce que c’est que d’être au fond du baril et d’être traité comme un proscrit, ajoute-t-il. Personne ne mérite d’être traité ainsi. Si je peux renverser la situation pour une personne par semaine, ça me rend heureux. »

Sarah Liss est une auteure et éditrice de Toronto dont les articles ont paru dans The WalrusThe Globe and MailThe HairpinHazlittToronto Life et Maclean’s. Elle est également l’auteure de Army of Lovers, une histoire communautaire du défunt artiste, militant, impresario et héros civique queer Will Munro, publiée par Coach House Books.

Photographie par Carlos Osorio